THE MUSIC OF KINGS
Sylvie Nicephor
« The music of kings » (Meridian records 2007) est l’intitulé d’un disque de musiques anciennes, comportant 21 pièces ordonnées chronologiquement, du 11e au 16e siècles. Accompagné d’un livret de présentation détaillé rédigé par la musicologue Ana Matovich, l’enregistrement est le fruit du travail de l’ensemble « Musiqua Antiqua consort ». Huit chanteurs et treize instrumentistes parcourent cinq siècles de musique “noble”, dont les compositeurs sont des rois : Richard Cœur de Lion (1157-1199), Alfonso 10 el Sabio (1221-1284), Henry 8 (1491-1547), ainsi que des artistes moins connus et anonymes appartenant aux classes aristocratiques.
Evoluant dans les intenses foyers de culture qu’étaient les cours, troubadours et trouvères de l’époque médiévale propagèrent un art vocal profane dont les principes et traditions sont restés pérennes. L’art instrumental évoluera également avec le perfectionnement de la lutherie, le développement de la virtuosité, et l’accroissement des palettes de timbres, dont ce disque met en valeur la richesse. Le premier se fonde sur la poésie, que la musique souligne et habille. Le second se fonde sur la danse. Les deux ont en commun l’usage de la répétition, de l’ornementation, de certaines formes en couplets et refrains/couplets.
Le disque alterne donc chants et danses tout en nous laissant percevoir une trajectoire évolutive de l’écriture musicale. Les solos vocaux ou insrumentaux témoignent d’un art inventif de la mélodie. De l’adjonction d’un simple soutien harmonique en bourdon à la polyphonie en quartes juxtaposées, l’harmonie peu à peu s’affine et se densifie, jusqu’aux textures polyphoniques élaborées des 15e et 16e siècles, dont fait usage Henry 8. Aux sources de la musique se trouvent donc le mot, le texte, la pulsation, le mouvement, le rythme, ces éléments prenant forme et s’accomplissant pleinement en fusionnant dans une partition complete (« Hélas madame » en forme de pavane, d’Henry 8).
Artistes et également mécènes, les rois avaient bel et bien reçu une éducation poétique et musicale de qualité. Les œuvres choisies nous immergent dans un univers de raffinement mélodique, harmonique, rythmique, sous une apparente simplicité. Les états et impressions se succèdent : gravité, méditation, apaisement, charme et douceur (« Rosa das rosas » d’Alfonso 10 de Sabio), délicatesse (« Ah rubyn gentil rubyn » de William Cornysh), légèreté, vivacité jusqu’à étourdissement (“Estampie”). Mais si ce répertoire nous séduit indéniablement, c’est aussi grâce au travail d’arrangement, d’instrumentation et d’interprétation effectué par l’ensemble « Musica antiqua consort ».
A la fin des années 1970, une grande volonté de redécouverte et de relecture de la musique ancienne (du Moyen Age au 18e siècle) a animé le monde musical. Des ensembles spécialisés regroupant musiciens et chercheurs, ont émergé, explorant les répertoires. En fondant « Musica Antiqua consort » en 1977, la compositrice Vera Zlokovich a fait figure de pionnière en Serbie. L’ensemble possède 50 instruments, copies d’anciens, et les chanteurs travaillent dans une vingtaine de langues. Très vite invité par l’Académie des Arts et Sciences de Belgrade à se produire dans son pays, l’Ensemble a ensuite parcouru les plus grandes villes d’Europe tout en cumulant distinctions et récompenses. On doit à sa directrice l’introduction musicale des contre-ténors en Europe de l’Est, et la formation de nombreux jeunes musiciens. La création du « Musica Antiqua consort » a été suivie par celle du « Musica Antiqua Serbiana » à travers lequel Vera Zlokovich investigue plus spécifiquement le répertoire liturgique orthodoxe, retournant ainsi aux sources sacrées de la musique en Europe.
Ici, son « savoir faire » de compositrice est perceptible à travers le soin apporté aux arrangements. Ils laissent apprécier les couleurs spécifiques des familles d’instruments (bois, cordes, percussions) utilisées à bon escient, dans l’équilibre et le respect de l’esthétique sobre d’origine. En mettant en exergue la limpidité des textes chantés, en ciselant l’ornementation, en adoptant les bons tempi, la direction tant vocale qu’instrumentale est transparente, l’interprétation précise. Tout contribue ainsi à rehausser « l’art de cour » qui est l’objet de ce disque, et à le restituer dans une élégante pureté.
Aujourd’hui, grâce aux concerts et enregistrements, la « musique des rois » nous est accessible. Indémodable car s’appuyant sur des éléments de langage universaux, elle parvient à nous toucher directement et nous devient familière. Car on ne saurait confondre élitisme, qui sous entend “sélection”, et noblesse, qualité qui peut élever tout un chacun. Du naturel mélodique au contrepoint savant, l’art des troubadours et trouvères réussit à conjuguer spontanéité et recherche pour le plus grand bonheur de tous.
Paris, juin 2022.